LES DÉBUTS
Fin 2015. Maxime m’appelle. On se parle de l’année écoulée, qui l’a mené des bancs de UCLA à Tahiti, entre autres. Et puis :
- Lui : Au fait, t’es du Havre, non ?
- Moi : Ouais.
- Lui : Ça te dirait de faire une série sur ta ville ?
- Moi : Ouais, pourquoi pas… Mais j’ai jamais écrit de scénario…
- Lui : T’inquiète pas…
Attiré son architecture, sa gouaille et son histoire, Maxime a la conviction qu’il y a une série à faire sur le Havre. Nous commençons à travailler à ce qui deviendra De grâce. Nous tombons d’accord sur l’idée de concevoir une fiction à ras de personnages, au sein d’une famille qui incarne la ville, touchée de plein fouet par un drame symbolique. Pierre, Jean, Emma, Laurence et Simon sont déjà là. Très tôt, nous trouvons le titre de la série. “De grâce” est issu de l’une des toutes premières appellation de la ville : “Le Havre de grâce”. Ce titre traduit à la fois notre attachement au lieu, à son histoire, ainsi que notre désir de traiter le rapport de gens normaux à la fatalité et à la transcendance, qu’il s’agisse de Dieu ou de l’ordre du monde. Rapidement, nous réalisons que la série tente aussi de répondre à une question fondatrice : pour s’élever, devenir meilleur que l’on est, doit-on transgresser la loi ? De grâce repose sur une envie profonde de traiter la poésie et la tragédie de la vie normale, dans ce que cela peut avoir de prosaïque et de grandiose. Nos héros sont des personnes du quotidien, avec leurs élévations et leurs bassesses, des gens trop souvent absents des fictions traditionnelles, ou traités de manière misérabiliste voire méprisante quand ils le sont.
Nous effectuons un premier voyage de documentation sur place. Nous arpentons la ville à pieds et en voiture, prenons des photos, de jour comme de nuit, interrogeons des connaissances. Marin à la retraite, mon père garde des contacts sur le port. Quelques amis acceptent aussi de répondre à nos questions.
Le projet obtient l’aide à l’écriture du fonds d’aide à l’innovation du CNC, le producteur Pierre-Emmanuel Fleurantin (Ego) choisit de nous accompagner. Nous réalisons plusieurs autres voyages de documentation, notamment avec la photographe Alexandra Fleurantin. Nous échangeons sur nos envies d'exploiter la poétique des lieux, non seulement le béton de la ville, l’âpreté du port mais aussi l’écrin naturel et la texture du ciel de l’embouchure de la Seine, qui a vu naître l’impressionnisme. Nous menons également plusieurs entretiens. Les Leprieur s’affinent, les enjeux de la série s’étoffent.
UNE CERTAINE QUÊTE DE SOI
Le travail sur De grâce m'amène à redécouvrir ma ville, reconsidérer l'architecture de Perret, son ambition d'unité et de ville totale, inscrite dans la mer. Via l’histoire des Leprieur, la série me fait replonger dans les traumatismes passés de l’endroit où j’ai grandi et de ma famille. En parallèle de l'écriture de la série, je me lance dans la rédaction d'un roman sur Le Havre, dont l’action – totalement distincte de la série- se tient en 1944 et 1984.
Le Havre, c’est le souvenir de mes grands-parents maternels, qui m'ont quasiment élevé. Ils vivaient à Graville puis Caucriauville, le quartier où habitent Kamel et Nawal dans De grâce. L'un et l'autres étaient ouvriers, ma grand-mère à Luterma, une entreprise située aux Neiges, qui produisait du contreplaqué, où elle apprenait le français aux immigrés sénégalais et maliens, mon grand-père aux Tréfileries. Communiste farouche, ce dernier prit part aux grèves de 1936 et perdit plusieurs camarades durant la seconde guerre mondiale, fusillés par les nazis, alors qu'il se trouvait en Allemagne, réquisitionné dans le cadre du STO. J'aimais le taquiner, lui demander pourquoi il refusait de mâcher du chewing-gum et d'écouter des chansons en anglais : des "trucs de Ricains", disait-il, sans ressentir le besoin de se justifier outre mesure. Grand émotif, il pleurait sitôt qu'il entendait "Le temps des cerises". Son frère était docker, il m'a légué son croc. Quant aux parents de mon père, ils ont œuvré au sein de deux autres institutions emblématiques de la ville : ma grand-mère à la brasserie Paillette et mon grand-père à la construction de la charpente du toit de l'église Saint-Joseph, notre "Empire State Building". Mon père était marin, ma mère a fait toute sa carrière au sein d'une entreprise de transit portuaire. J'ai grandi parmi les gens du port.
LA SUITE
A l'issue d'un travail de longue haleine qui a vu le producteur Vincent Mouluquet nous rejoindre, le projet convainc Arte. Nous écrivons les arches et les scripts. Les scénaristes Malysone Bovorasmy et Sylvie Chanteux collaborent avec nous sur deux épisodes puis Maxime et moi achevons l’écriture de la saison. Le réalisateur Vincent Maël Cardona nous rejoint dans l'aventure, nous faisant immédiatement part de sa fascination pour Le Havre. Entre-temps, il remporte le César du meilleur premier film pour Les magnétiques. Nous discutons longuement de la ville, sa lumière, son graphisme, le drame qui se joue dans De grâce, la trajectoire et les questionnements des personnages. Des discussions que nous reprenons lors des lectures avec les comédiens.
Vient le tournage à l'été 2022, sur lequel je passe quelques jours, pendant mes vacances au Havre. Des lieux que je connais depuis toujours se retrouvent sublimés par un réalisateur et des comédiens reconnus, qui jouent une histoire sur laquelle nous oeuvrons depuis plus de six ans avec Maxime. À cette période, Vincent tourne les scènes qui se déroulent chez les Leprieur, à quelques minutes en voiture de l'immeuble où vivaient mes grands-parents maternels. Passé et présent, réalité et fiction, entrent en collision. A titre personnel, l'expérience est très intense.
Le tournage se poursuit à Anvers et en région parisienne. S’ensuivent le montage et le travail sur la musique, au service du propos charnel et sacré de la série, faux polar, vrai questionnement de l'ailleurs et de la fatalité. Le reste doit s’écrire entre De grâce et le public…
LES RÉFÉRENCES
De grâce se veut avant tout un drame familial orignal, nourri de nos obsessions personnelles. Difficile toutefois de nier les influences de The Sopranos et de la saison 2 de The Wire, même si nous n'avons pas écrit la série en gardant le nez sur ces deux références. Deux séries qui nous ont incités à mener un travail documentaire poussé afin de disposer ensuite de la latitude nécessaire pour créer. Fouiller la réalité a permis de nourrir une idée centrale : trouver l'universel dans le local, l'immense dans le minuscule, le grandiose dans le trivial. Chaque maison, chaque rue et chaque ville, à une époque donnée, compose un certain visage de l'éternité et des dilemmes singuliers. Dans De grâce, c'est Le Havre en 2023, au sein d’une famille de dockers : une communauté où la charge se transmet de père en fils, opaque aristocratie ouvrière au sein de laquelle s’exerce une solidarité qui n'existe nulle part ailleurs, une ville dotée d'un port plus grand qu'elle, cité provinciale posé au bord de l'immensité de la mer, où le trafic et la révolte sont de vieilles traditions aujourd'hui ébranlées par une mondialisation triomphante, dont la cocaïne est l’incarnation. La poudre blanche est le fruit d'un trafic où la concurrence exacerbée génère une violence sans nom. Une sauvagerie que personne ne connaissait au sein de la Porte océane. C'est aussi une substance faustienne, qui rend accroc et hyper performant, jusqu'à détruire. C'est enfin un produit magique, qui vous rend riche si vous acceptez de la convoyer : quinze minutes de travail rapportent 60 000 euros. La seule loi qui vaille dans un monde où l'argent est roi.
Dans l’esprit d'un naturalisme sublimé, proche de personnages du commun traversés de questionnements existentiels et sacrés, nous nous sommes aussi inspirés de Treme, The Deuce, Olive Kitteridge, ainsi que des saisons 1 et 3 de True Detective. Il faut également mentionner des romans tels que Vers une aube radieuse de James Lee Burke, Pierre et Jean de Maupassant et La nausée de Sartre, deux ouvrages dont l'action se tient au Havre, sans oublier le travail de James Gray, Annie Ernaux et Vince Gilligan.
DE GRÂCE AU COEUR
Le coeur de De grâce, c'est la famille, ses transmissions ratées, ses espoirs déçus comme ceux qui prospèrent, ses épiphanies, ses amours mal ou non dits. Une vie est faite de plusieurs morts, c’est la chance et le drame de chacun de nos personnages, qui aspirent à la révolution personnelle sans parvenir à rompre le pacte familial. Car ces gens s'aiment, parfois malgré eux : de l’aîné écrasé par le père, en quête de reconnaissance sans se l'avouer, à la transclasse qui veut briller en oubliant d'où elle vient, en passant par la jeunesse en quête de puissance, la maturité en lutte contre la désillusion intime et politique, l’amoureuse flouée qui s'accroche aux vivants pour ne pas sombrer avec les morts et l’immigrée broyée par la marchandisation des corps, en quête de dignité... Jean, Emma, Simon, Pierre, Laurence et Joy aspirent au salut, l'absolution sociale, sentimentale et métaphysique - même si ce dernier mot ne leur vient pas à la bouche.
C'est la vie des gens normaux, d'un quotidien par essence extraordinaire. Dans une zone pavillonnaire, sur les docks ou dans une cité, l'existence de chacun repose sur deux miracles fondateurs, dont personne ne connaît les tenants et les aboutissants : la naissance et la mort. Dans cette veine, nourrie d'anxiété et d'émerveillement, une question éternelle et obsédante innerve notre travail dans De grâce : pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien du tout ?