“JE VEUX ÉCRIRE SUR UN PEINTRE”
Novembre 2010. Je n'ai pas encore rien publié. Lors d'un dîner, je fais part à des amis de l'envie d'écrire sur un peintre, de restituer son appréhension du monde, sa manière de la retranscrire via ses crayons et ses pinceaux, mais par les moyens de la littérature. Un roman qui serait une longue synesthésie. Pour le moment, j’ai choisi Chaïm Soutine. L'après-midi même, je m’étais rendu au musée de l'Orangerie pour voir ses toiles. Sa carcasse et sa maison penchée m'ont fait l'impression d'une grande violence colorée, toute écorchée, hurlante. Sa peinture crie, ses tableaux sont d'une pornographie fine, une élaboration saignante de la tragédie routinière qui nous confronte chaque jour à la peur de mourir, aux fantômes de l'angoisse et dont seul le déni nous protège. Bref, j’ai le sentiment d’avoir trouvé mon sujet.
- Un peintre ? Mais pourquoi tu ne travaillerais pas sur mon mari ? me lance Hedwig, la veuve de Nissan Rilov, le peintre dont je me suis finalement inspiré pour le héros d’Un coup de pied dans la poussière.
Le lendemain, j'achète un carnet de notes et commence à lire tout ce que je peux au sujet de Nissan ainsi que du Proche-Orient. Nous organisons également quelques séances de travail avec Hedwig, qui exhume pour moi bon nombre de documents au sujet de son mari.
VOYAGE EN ISRAËL
Un an et demi plus tard, je me rends en Israël, dans le moshav où Nissan a grandi, pour rencontrer sa famille et consulter quelques archives photographiques. On évoque alors la possibilité d'une guerre avec l'Iran. "Je ne serai en paix que le jour où nous marcherons sur Téhéran", me lance un moshavnik. Je voyage aussi à Haïfa, Akko, Jérusalem et Tel-Aviv. A Haïfa, j'interroge Udi Adiv, un des plus proches amis de Nissan, analyste avisé du sionisme et de la situation en Israël. De retour à Paris, je m'entretiens avec Maurice Rajsfus, rescapé de la rafle du Vél' d'Hiv et autre ami de longue date de Nissan.
POURQUOI ET COMMENT DEVIENT-ON UN ARTISTE ?
Ce roman est celui de la naissance d'une vocation artistique, d'une guerre contre soi-même, ses dénis et ses complexes, dans un milieu qui fait tout pour les entretenir, où les pionniers considèrent que le travail de la terre et la survie priment tout. Un coup de pied dans la poussière tâche de montrer le combat de Nissan contre l'épuisement causé par les travaux de la ferme, les railleries et le mépris de ses semblables. Des proches qui ne sont pourtant pas dépourvus d’amour. Ce livre tâche de restituer par les mots la puissance d'évocation de la peinture, de la tension physique et nerveuse qu'elle exige, ainsi que des tourments et des plaisirs qu'elle suscite chez Nissan. Le roman montre comment on peint, dans quel influx un tableau se réalise, avec les moyens concrets de son exécution : une toile, un chevalet, des couleurs, des pinceaux, un lieu choisi, une vision. Un coup de pied dans la poussière est le portrait d'une sensibilité en formation, une appréhension du monde émergente de plus en plus problématique, à mesure que Nissan prend conscience que sa vocation le contraindra à partir pour ne pas s'éteindre.
LE CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
La dimension politique de ce livre est inévitable, mais elle n'est pas son coeur et ce roman n'a pas vocation à donner une lecture exhaustive ni binaire du conflit israélo-palestinien. Il s'efforce de saisir la confrontation de deux visions inconciliables de la justice et de l’Histoire, ainsi que la complexité du réel depuis le point de vue du héros, déchiré entre sa famille et ses convictions. Nissan aime et déteste les siens, sans pouvoir jamais se détacher d'eux. Sa famille est au coeur du dilemme à la fois éthique, politique et artistique qui le traverse.
Un coup de pied dans la poussière est un roman sur les épreuves de l'art, dans l'une des régions les plus à vif de la planète, au long d'un XXe siècle marqué par des tragédies qui continuent de façonner notre temps.
L'art n'est pas notre salvation. Il n'en a pas le pouvoir. Mais il est porteur d'une intensité et d'une altérité qui nous sort de notre minuscule histoire. Peut-être de quoi espérer entrevoir une version plus souhaitable de nous-mêmes et de notre monde. Peut-être, un jour, de quoi espérer forger les commencements de la paix.
RÉFLEXION TARDIVE
En finalisant ce roman, après plusieurs années de travail, j'ai compris que j'écrivais aussi afin de me persuader que les êtres humains étaient dotés d'humanité. Pour cela, j'ai placé mes personnages - en premier lieu Nissan - sous la plus grande pression à laquelle ils puissent être confrontés, le comble du déchirement, afin d'aller chercher ce qu'il reste en eux, afin de m'assurer aussi que la tentation éthique survit quelque part, chez certains d’entre nous. Je crois être à la recherche de cette grandeur qu'on ne célèbre pas et qui ne se vit même pas comme grandeur, cette puissance humble et résistante qui montre que certains sont capables de souhaiter plus qu’eux-mêmes, plus que la satisfaction de leurs besoins et de leur égoïsme minuscule. Un choix qui vaut souvent de subir l'incompréhension, l'exclusion, la violence. Courage ou inconscience de leur part, je ne saurais dire. Toujours est-il qu'une fois qu'on a embrassé cette part d'humanité, il est impossible de revenir en arrière sans se mutiler ni se lobotomiser. Une défaite intime à laquelle Nissan, dans le roman comme dans la vie, a toujours refusé de se résoudre.