Füssli VS Gainsborough
Longtemps, j’ai adoré Füssli. C’était avant que j’aime la peinture. Ses sujets séduisaient mon goût pour le gothique, la glauque, le bizarre. Depuis tout petit, j’ai aimé les monstres, les atmosphères de donjons sombres, les légendes noires. Mais, en m’intéressant de plus en plus à l’art, j’ai très rarement trouvé fictions dignes d’intérêt dans ce registre. Le roman gothique, censé incarner la quintessence de ce goût, m’a toujours semblé daté. Il n’intéresse plus que les historiens de la littérature, en ce qu’il signe l’émergence d’une fascination moderne pour l’horrifique (soit l’horreur dans ce qu’elle a de plus surjoué).
Aujourd’hui, je trouve Füssli pauvre, unidimensionnel, et assez pompier. Ses tableaux existent en ce qu’il fut précurseur de ces sujets-là, cauchemardesques, sombres, à l’époque pré-romantique (Encore qu’on pourrait lui opposer, entre autres, les folies de la danse macabre, d’un Bosch, les difformités et les grimaces de Metsys ou de Brueghel l’ancien).
Environ six ans après ce tableau de Füssli, Gainsborough a commis le portrait de Lady Bate-Dudley. Une toute autre modernité, moins accessible, et que je détestais. À mes yeux, le portrait à la Gainsbourough était un genre codifié, rigide, faux. Il n’y avait rien à tirer de ces comtesses et de ces ducs qui étalaient leur fatuité à la postérité. Il fallait aussi ajouter à cela un relent de lutter des classes mal digéré, chez moi : les riches du temps de Gainsborough possédaient déjà tout, ils ne pouvaient pas disposer du monopole de la beauté. Et pourtant… les portraits de Gainsborough m’ont renversé. Leur réalisme nourrit une forme d’ésotérisme, de “parti”, qui cerne et sublime l’être peint, le faisant échapper à ce qu’il est, ce qu’il montre. Une essence, pourrait-on dire, plus vaste, irradiant grâce au portrait, à sa matérialité même. Ses tableaux murmurent des choses grandioses, embêtantes et graves. Ils sont les oeuvres d’une virtuosité maîtrisée, juste mais sans sécheresse, profonde mais sans grandiloquence. Oui, Gainsborough surpasse Füssli, et de loin.
Ce sont deux faces de la modernité. L’une plus identifiée, plus “genrée” dirait-on aujourd’hui dans le milieu du scénario, chez Füssli. Et l’autre autrement plus féconde, et belle, nourrie aussi bien de sa présence au monde, de l’excellence de son exécution, que de sa lucidité face au vertige métaphysique entraîné par notre condition, comme face à l’inexorable nullité des codes sociaux. Brillant, sceptique, raide et enchanteur, ce Gainsborough.